Dr Ricardo Carbajal, CNRD
Centre National de Ressources de lutte contre la Douleur, Hôpital Trousseau/Paris

INTRODUCTION
L’intubation endotrachéale est un geste fréquent chez le nouveau-né chez qui elle est souvent effectuée sans prémédication ou anesthésie en réanimation néonatale [1]. L’utilisation d’une prémédication ou anesthésie pour ces intubations est un sujet qui reste controversé et suscite des réponses émotives. Quelles sont les preuves qui montrent que l’intubation consciente chez le nouveau-né prématuré et à terme est nocive en termes de conséquences physiques et psychologiques ? Existe-il des preuves qui montrent que les nouveau-nés ont la capacité de percevoir la stimulation nociceptive de la laryngoscopie comme une douleur ? Si ces preuves existent, quelles sont les stratégies disponibles pour assurer une sécurité pour l’enfant et lui éviter les effets physiques et psychologiques potentiellement indésirables d’une intubation consciente [2] ? Une brève description de la littérature disponible sur ce sujet est faite ci-dessous.

PRATIQUES ACTUELLES

On entend par intubation consciente une laryngoscopie directe suivie d’une intubation endotrachéale sans l’utilisation d’aucune prémédication ou anesthésie. Des enquêtes publiées sur ces pratiques dans le contexte anesthésique ont montré que ce type d’intubation, bien que rare, est encore utilisé dans quelques circonstances [2]. Ainsi, en 1991, Bissonnette et Sullivan ont rapporté que lors de l’intubation de 100 enfants pour une pylorotomie dans un hôpital à Toronto, 44 % d’entre eux n’ont bénéficié d’aucune prémédication [3]. L’intubation consciente est encore plus fréquente dans les unités de réanimation néonatale. Ziegler et Torres ont rapporté en 1992 que dans 74 unités de réanimation néonatale enquêtées aux Etats-Unis, 84 % n’utilisaient que rarement ou jamais des sédatifs, 3% seulement utilisaient des sédatifs régulièrement et 97 % utilisaient rarement de paralysant musculaire pour faciliter l’intubation [1]. Une enquête réalisée dans 239 services de néonatologie au Royaume-Uni et publiée en 2000 a montré que seulement 88 (37 %) services donnaient une sédation avant l’intubation et seulement 34 (14 %) avaient des protocoles écrits [4]. La morphine était le médicament le plus utilisé (66 %). Sur les 88 services qui utilisaient une sédation, 19 (22 %) utilisaient également un paralysant musculaire. En France, le SMUR pédiatrique du département 92 a publié son expérience de la sédation avant une intubation des nouveau-nés durant la période 1997-2001 [5]. L’instauration d’un protocole de sédation avec du midazolam (Hypnovel®) lors des intubations en dehors d’un contexte d’extrême urgence a fait passer le pourcentage de sédation de 32 % en 1997 à 62 % en 2000 et 68 % en 2001.

L’intubation au bloc opératoire est le plus souvent faite d’une façon élective dans des conditions optimales avec un enfant ayant un bon état général relatif et dont l’intubation est suivie d’une anesthésie générale et d’une ventilation artificielle. En revanche, l’intubation en néonatologie est souvent pratiquée comme un geste d’urgence chez un nouveau-né instable ; la sédation et l’anesthésie ne sont pas alors considérées comme une priorité [2].

Il a été montré qu’une prémédication anesthésique est sûre et faisable en réanimation néonatale [6]. Barrington et al ont rapporté les résultats d’un protocole de prémédication lors de l’intubation endotrachéale de nouveau-nés [6]. Sur 269 intubations consécutives, 253 enfants ont bénéficié d’une prémédication avec de l’atropine, du fentanyl et du succinilcholine ; 184 intubations furent réussies lors de la première tentative, 28 nécessitèrent 2 tentatives, 22 plus de 2 tentatives, et 9 nécessitèrent une deuxième tentative avec un tube de plus faible diamètre. Tous les enfants furent intubés.
Duncan et al ont résumé les arguments pour et contre une intubation consciente [2].

Table 1 : Arguments pour et contre une intubation consciente chez le nouveau-né [2]

En faveur d’une intubation consciente

En faveur d’une intubation avec anesthésie

 Il faut du temps pour poser une voie veineuse et pour la préparation des médicaments. Les nouveau-nés, prématurés et à terme, ressentent la douleur et peuvent garder de séquelles à type de modifications comportementales à long terme.
Hypotension et bradycardie entraînées par les médicaments sédatifs ou anesthésiques. Permet d’éviter les effets de l’hypertension avec ses risques d’hémorragie intra ventriculaire.
Difficulté pour maintenir une ventilation après l’administration de paralysants musculaires. Diminution de la durée et de la fréquence des épisodes d’hypoxie.
Maintien de réflexes laryngés permettant aux nouveau-nés de protéger leurs voies aériennes en cas de vomissement. Diminution du nombre de tentatives pour réussir l’intubation.
Évite la diminution de la capacité résiduelle fonctionnelle. Réduction du temps d’intubation pour les médecins juniors et seniors.
Diminution de lésions supra-glottiques qui peuvent conduire à des problèmes des voies aériennes.

 

RÉPONSES PHYSIOLOGIQUES À L’INTUBATION
Les tentatives d’une sédation consciente chez l’adulte sans une analgésie adaptée génèrent une douleur intense liée à une stimulation des voies viscérales et somatiques [2]. La présence ou l’absence de douleur chez le nouveau-né lors d’une intubation consciente est plus difficile à évaluer mais des réponses physiologiques telles que des modifications de la tension artérielle, de la fréquence cardiaque, de l’oxygénation, et de la pression de la fontanelle antérieure sont alors observées.

TENSION ARTÉRIELLE
L’intubation consciente entraîne des fluctuations de la tension artérielle ainsi que des accès hypertensifs aigus. Les fluctuations de la tension artérielle sont associées à un risque accru d’hémorragie intracrânienne chez le nouveau-né prématuré [7-9]. De la même façon les accès hypertensifs sont potentiellement dangereux. Perry et al ont trouvé que lorsque les pics de tension artérielle systolique dépassent une certaine limite, dépendante de l’âge, à l’occasion de gestes, le risque d’hémorragie intracrânienne est accru [10]. Des études chez l’animal ont montré que l’intubation et la laryngoscopie chez le porcelet nouveau-né hypercapnique entraîne une augmentation aiguë et soutenue de la pression artérielle moyenne et est associée à une hémorragie des plexus choroïdes [11].

Les changements de la tension artérielle induits par l’intubation peuvent être modulés par une prémédication ou une anesthésie [12, 14], mais pas par une paralysie musculaire isolée [15].

FRÉQUENCE CARDIAQUE
Une bradycardie ainsi qu’une tachycardie ont été observées aussi bien lors d’une intubation consciente que lors d’une intubation avec anesthésie [16-18]. Bien que une bradycardie puisse entraîner une baisse du débit cardiaque, il n’existe pas d’étude montrant que les modifications de la fréquence cardiaque lors de l’intubation soient délétères pour le nouveau-né [2]. La bradycardie peut être prévenue par l’administration préalable d’atropine à raison de 10 à 20 µg/kg [19].

HYPOXIE

Comparé à une intubation avec prémédication anesthésique, l’intubation consciente entraîne une hypoxie plus sévère et plus prolongée [18, 20]. Il a été montré qu’une prémédication anesthésique associée à une paralysie musculaire réduit le temps nécessaire à l’intubation, ce qui diminue la sévérité et la durée de l’hypoxie [15, 21]. Une préoxygénation peut diminuer l’incidence de l’hypoxie durant l’intubation [18].

AUGMENTATION DE LA PRESSION DE LA FONTANELLE ANTÉRIEURE ET DE LA VÉLOCITÉ DU FLUX SANGUIN CÉRÉBRAL
Les changements au niveau de la pression de la fontanelle antérieure (PFA) reflètent les changements dans la pression intracrânienne [22]. Plusieurs études ont montré que des gestes fréquents tels que l’aspiration trachéale ou l’intubation consciente sont associés à une augmentation marquée (jusqu’à 250 %) de la PFA [7, 12, 16, 23, 24] ; ces augmentations de la PFA peuvent être évitées par l’utilisation d’une anesthésie [12, 24]. Cependant, il n’existe pas de preuve suggérant que des augmentations brèves de la PFA ou de la pression intracrânienne soient délétères pour le nouveau-né. En fait, les augmentations de la PFA durant la laryngoscopie et l’intubation consciente sont similaires à celles produites par des pleurs normaux [24]. Une augmentation de la PFA per se n’est donc pas nécessairement nocive.

Quant à la vélocité du flux sanguin cérébral (VFSC), il a été montré que les fluctuations de ce flux chez des nouveau-nés prématurés atteints d’une maladie de membranes hyalines durant le premier jour de vie sont associées à un risque accru d’hémorragie intraventriculaire [7, 8, 25]. Une étude réalisée lors des intubations conscientes et avec de prémédications chez le nouveau-né de plus de 32 SA n’a pas montré de modifications de la VFSC avec aucune des techniques [16]. Il n’existe pas d’études sur ce sujet chez des enfants plus prématurés.

NOCICEPTION ET DOULEUR
Il existe suffisamment de preuves pour affirmer que le nouveau-né dispose de structures anatomiques et d’une organisation fonctionnelle lui permettant de répondre aux stimulations nociceptives vers la 20e semaine de gestation [26, 27]. Les nouveau-nés prématurés ont un seuil de réponse abaissé à la stimulation nociceptive et une hypersensibilité à la douleur peut être développée lors de douleurs intenses ou répétées [28, 29]. Il est connu que l’intubation endotrachéale est douloureuse pour l’enfant plus grand et l’adulte et il n’existe pas de raison pour penser qu’elle ne le soit pas chez le nouveau-né.

DIFFICULTÉ DE L’INTUBATION
L’intubation consciente génère des mouvements de défense et d’agitation du patient, ce qui a pour conséquence d’augmenter la difficulté du geste et le nombre de tentatives avant la réussite de l’intubation. Une étude comparant une prémédication par péthidine (morphinique) vs. une anesthésie par alfentanyl plus un paralysant musculaire lors des intubations a montré que les enfants recevant la péthidine se sont plus débattus, ont eu moins d’intubations réussies lors de la première tentative, et ont nécessité un temps plus long pour la réussite de l’intubation [21]. Une autre étude a aussi montré que le taux de succès lors de la première tentative est supérieur et le temps pour l’intubation plus court si l’on utilise une anesthésie générale par rapport à une intubation consciente [18].

QUEL MEDICAMENT ?
Si l’on cherchait le médicament idéal, il serait, entre autres, d’une administration simple, donnerait de bonnes conditions d’intubation, atténuerait les réponses physiologiques engendrées par la nociception, et aurait un début d’action rapide et un temps d’action court de façon à ce que le nouveau-né puisse récupérer son état de conscience normale le plus rapidement possible. Ce médicament idéal n’existe pas. Dans la pratique anesthésique, une combinaison de médicaments est souvent employée pour obtenir une analgésie, une amnésie et une relaxation musculaire. L’importance donnée à chacun de ces éléments dépend de la situation particulière [2]. Il y a trois stratégies qui peuvent être envisagées : a) une prémédication ou sédation avec des médicaments à faibles doses ; b) une anesthésie avec une induction, et c) l’un des deux premiers associé à un paralysant musculaire. Comme signalé plus
haut, une étude utilisant une prémédication avec de la péthidine n’a pas montré l’efficacité de cette approche [21]. Par ailleurs, dans une lettre à l’editor Attardi et al ont signalé l’arrêt précoce d’une étude randomisée évaluant trois types d’intervention, placebo, atropine plus placebo, et atropine plus midazolam, lors des intubations chez des nouveau-nés prématurés en raison de la survenue d’épisodes de désaturation et de la nécessité d’entreprendre des manœuvres de réanimation cardiopulmonaire chez les enfants ayant reçu du midazolam [30]. Ceci soulève de forts doutes quant à l’efficacité et sécurité du midazolam pour les intubations du nouveau-né.

Les données actuelles plaident en faveur de l’utilisation d’une anesthésie lors de l’intubation du nouveau-né. Ceci devrait probablement être la règle lors que l’on dispose d’un minimum de temps pour s’organiser, en pratique ceci concerne la plupart de situations en réanimation néonatale. En revanche, l’intubation en salle de travail pose le problème de l’intubation en urgence ne permettant pas une anesthésie ou prémédication.

Lors de la présentation orale quelques options thérapeutiques seront discutées.

RÉFÉRENCES

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